Je m’appelle Jean-Jacques et je tiens le salon de coiffure de la ville de Dinard depuis au moins trente ans. Le nom du salon a changé ; avant c’était le « Salon du centre », maintenant c’est « Big Data Coiffure ».
Dali venait se faire coiffer chez moi et c’est pour ça qu’il avait nommé son salon : « salon du Centre ».
Dali me disait toujours : « Il y a deux centres dans le monde : la gare de Perpignan et ton salon de coiffure. Tout vient chez toi et tout repart de chez toi. La gare de Perpignan est le centre géographique du monde et chez toi c’est le nombril de l’univers de la ville ».
C’est vrai que tous me parlent ; tous me confient, les uns leurs joies ou leurs peines, leurs chagrins d’amour et leurs espoirs d’union, les autres leurs projets d’affaires et les différents moyens d’y arriver. Le salon pour tous c’est le lieu où l’on peut parler, échanger, apprendre et moi j’écoute, je trie et je redistribue.
Dans le nuage des parfums des coiffures, tout peut se dire et je garde tout. Les secrets des uns, les mensonges des autres, les potins sur tous, ce qui se passe dans la ville, ce qui va se passer et même ce qui ne s’est pas passé. Tu comprends que sur mon nuage je suis le dieu qui a tout entendu et qui sait tout.
Alors je peux ensuite dire à chacun ce que je veux, je sais ce qui convient à chacun. Tu veux t’installer commerçant ? Voici le meilleur emplacement et qui va te le louer. Tu veux organiser un événement ? La meilleure date et qui inviter. Tu veux trouver un cœur libre ? Qui courtiser et comment le ou la séduire.
Je sais tirer de toutes ces informations ce qui convient pour chacun ; j’écoute et je stocke. Et le moment venu je restitue ce qui fera ton bonheur pour toi ou tes affaires. Ma méthode est simple : les petits mots lâchés distraitement sous mes mains expertes je les laisse s’inscrire dans le nuage parfumé du salon et avec tous ces petits riens, ces petits fils dépareillés, je tisse une trame bien ordonnée.
C’est un ami informaticien qui m’a suggéré de changer le nom de mon salon de coiffure. Il m’a dit un jour en s’extasiant : « Tu en sais plus que tous les systèmes informatiques ne parviendront jamais à le faire. Tu as en toi la finesse de plusieurs algorithmes. À toi seul, tu es capable de faire des rapprochements entre des informations venues de n’importe où ! Et quand je pense à tous ceux qui ont peur que le Big Data les surveille, les remplace… Non, non. Je te le dis Jean-Jacques, le Big Data, c’est toi ! ».
J.F. George